« Je suis assez rancunière », me disait récemment une cliente, avec une pointe de satisfaction dans la voix. Cette satisfaction révèle tout ce que nous attribuons comme utilité à la rancune, à commencer par le fait que la personne à qui nous en voulons est ainsi punie. Du moins le croyons-nous, puisque en réalité la personne ciblée par la rancune n’en a généralement rien à faire. Pensez-y un instant : en quoi votre rancune peut-elle nuire à l’autre ?
Certes vos relations vont en être moins cordiales, mais est-ce vraiment une punition destinée à l’autre ? N’est-ce pas la plupart du temps, au contraire, lui donner le pouvoir, après celui de vous avoir nui par le passé, de continuer à hanter vos pensées et vous gâcher la vie dans le présent?
Et s’il en souffrait vraiment, dans quelle mesure est-ce que cela ferait progresser la situation ? Deux personnes souffrantes plutôt qu’une ne semble pas un objectif constructif. SI vous voulez vous remettre de l’affront, pensez à sortir de votre souffrance, pas à la doubler de celle de l’autre.
En réalité, dans l’hypothèse où la personne visée serait touchée par cette rancune, elle ne souffrirait sans doute pas comme votre désir de vengeance le voudrait. Votre incapacité à « passer l’éponge » ne ferait que l’irriter et la rendre potentiellement agressive.
Ce ne sera en tout cas pas un appel au dialogue une préparation à la réparation que vous attendez, quelle qu’elle soit.
Si vous en doutez, prenez un moment pour passer en revue les rancunes que vous entretenez. Demandez-vous de quelle manière elles ont fait progresser la situation de façon positive. Vous trouvez sans doute peu d’exemple.
En revanche, vous qui éprouvez de la rancune êtes probablement profondément affecté. Elle vous ronge. C’est comme un acide qui change le goût de toute chose. Chaque tentative de bonheur est freinée par l’ombre du ressentiment. Au lieu de « faire payer », en réalité c’est vous qui payez.
Alors pourquoi ne pas lâcher cette rancune ? Comprenez-moi bien, je ne parle pas ici de pardonner, ce qui est un autre sujet. On peut continuer à tenir la personne pour responsable, voire coupable, sans entretenir un sentiment de rancune. On peut simplement cultiver la neutralité à son égard.
Mais bien des gens trouvent cela impossible, en réalité ne le souhaitent pas.
Je vois bien, quand j’évoque avec certaines personnes la possibilité de lâcher leur rancune, qu’une partie d’elles le refuse absolument, alors même qu’elles ont compris que ce ressentiment n’atteint pas l’autre.
Cette partie qui s’accroche à la rancune a en effet bien des raisons de le faire :
Tout d’abord, elle croit vous protéger, en vous maintenant en alerte, en vous rappelant en permanence que cette personne, parfois ce type de personne, cherche à vous nuire et qu’il faut bien vous souvenir de vous en méfier. Ne risqueriez-vous pas de renouer des relations potentiellement dangereuses sans cette rancune ?
Cette partie de vous qui veut rester rancunière y voit aussi l’avantage de rappeler au monde que vous avez été victime d’une injustice ou d’un traumatisme. Elle vous donne ainsi droit à une forme de reconnaissance. Sans cela, il peut vous sembler que vous allez devenir une personne « normale », qui n’a pas besoin de protection, d’égards. Ce serait un peu comme si la chose n’avait pas eu lieu. Or elle a eu lieu, elle vous a marqué, blessé, et vous voulez que tout le monde s’en souvienne pour toujours.
En réalité, vous pouvez parfaitement être vigilant d’une part, et d’autre part reconnu pour votre histoire et aimé, sans que votre rancune s’en mêle. Le souvenir « normal », proposé par une mémoire saine et évolutive qui a utilisé les informations à sa disposition pour traiter l’évènement, joue son rôle de garde-fou et de témoin.
Nul besoin d’y ajouter le poison de la rancune, que vous ingérez en espérant empoisonner l’autre.
Et plutôt que d’être pour toujours étiqueté comme celui à qui on a fait telle ou telle chose désastreuse, d’être regardé avec une pitié un peu lasse, et d’entretenir une méfiance aigre à l’égard de telle personne ou de telle catégorie (les femmes, les hommes, les patrons, les jeunes, les profs…) – il est plus réjouissant et plus précurseur de bonheur d’avancer dans la vie en développant sa capacité de résilience, elle difficilement combinable avec la rancune.
Et en abandonnant votre ressentiment, vous reprenez votre liberté par rapport à la personne dont vous avez été victime, ce qui est finalement la meilleure des vengeances.