Les premiers jours de mars jouent toujours une avant-première du printemps. Voyez ce matin ce ciel d’un bleu qu’on croyait disparu, ce soleil qui tient mal ses promesses de chaleur mais en sème l’espoir en chaque corps, cet air aux apparences de pureté. Je souhaite à chacun de trouver le temps de s’exposer à cette aubaine météorologique avant qu’elle ne disparaisse pour de longs jours, pendant lesquels nous croirons avoir été l’objet d’un mirage. Et si je vous en parle aujourd’hui, c’est parce que – vous le savez déjà – le printemps chaque année rend ma vie plus forte, plus dense, plus gaie, plus créative. Et que je me suis souvenue ce matin, avec un peu de tendresse pour la petite fille que j’ai été, que j’ai longtemps cru que le printemps fêtait ma naissance (aujourd’hui, donc). Que l’univers avait décidé de m’offrir ma saison préférée en guise de cadeau d’anniversaire.
Comprenez moi : je n’étais pas particulièrement auto-centrée. Tous les enfants pensent qu’ils sont littéralement le centre de l’univers. Sans doute parce qu’embrasser les concepts de grands nombres, de grandes distances, sans parler de big bang et d’expansion de l’univers, n’est pas encore cérébralement à leur portée. Sans doute aussi parce que la cellule familiale, voire la maman seule, fournit assez de sécurité et de réconfort et sert d’unique base de développement aux tout petits. Au-delà de ce petit espace vient le froid et l’inconnu, dans lequel rien de bon n’est à espérer.
Alors grandir, serait-ce cesser d’être le centre du monde ? Aujourd’hui je me réjouis que ma naissance coïncide avec les prémices du printemps, mais je sais que seul le hasard peut en être remercié. Tandis que j’écris, dans cet environnement que je me suis créé pour travailler et que j’aime tant, le soleil venant se jeter sur le mur d’en face, mes tableaux préférés me contant les ports de mon enfance, mes amis les livres en piles branlantes veillant sur moi, j’ai pleinement conscience d’être là, de chercher à mettre de l’ordre dans mes pensées (qui me semblent suffisamment importantes pour que je tente de les partager avec vous), de vivre de toutes mes forces, mais aussi d’être une poussière dans l’univers, un hasard microscopique et éphémère, un accident de la nature.
Combiner ces deux dimensions, être pleinement soi et pleinement conscient d’être très peu, sans en souffrir, sans se battre, sans réclamer justice au ciel, mais au contraire en ayant une paisible sensation de puissance par le seul fait d’être en vie, voilà ce que grandir est pour moi. L’âge adulte en quelque sorte.
En ce qui me concerne, cet âge (au sens époque) fait éclore en moi des désirs d’engagement qui me restèrent longtemps étrangers. Sans doute parce que je ne suis plus le centre du monde, les causes des autres peuvent désormais me toucher même si elles ne me concernent pas. Je me sens responsable, ou plutôt co-responsable, du genre humain. Je ne prétends en rien changer le monde, mais il me semble que j’en fait plus partie. Et c’est plutôt agréable. Se détacher de soi-même pour être partie d’un tout a quelque chose d’apaisant. Se sentir soulevée par les bras de l’humanité, enveloppée par l’énergie que met cette espèce à vivre et à prospérer, me donne la sensation d’être portée, encouragée, et que je dois à mon tour, quand cela m’est possible, en porter et encourager d’autres.
Grandir, c’est donc peut-être passer de l’individualisme à l’altruisme. Pas un altruisme ascétique et sacrificiel, mais une conscience vive de l’autre, des autres, de la masse des autres.
Or toute vie est un processus de développement. Je comprends maintenant qu’il faut passer par soi pour arriver aux autres, qu’on ne peut pas prendre conscience des autres en n’ayant pas conscience de soi, ni comprendre l’autre sans se comprendre soi-même. L’égoïsme du « jeune » est en réalité une phase d’apprentissage dont il ne peut pas faire l’économie. C’est une des conditions de sa croissance, c’est même probablement un état prévu par la nature pour assurer le bon développement de son être. Et progresser ensuite pas à pas vers un horizon plus large, plus de possibles, plus de tout, est un chemin merveilleux qu’il fera à partir de lui-même.
Alors avec tous ceux pour qui « vieillir » serait pénible, qui feraient de leur anniversaire un deuil (comme je le faisais, un peu par pose, adolescente), je voudrais partager ma sensation de plutôt grandir que vieillir, de me transformer, d’expérimenter de nouvelles facettes de ma personnalité et de la vie, bref de vivre une aventure qui j’espère le restera jusqu’au bout.
Et à ceux qui voudraient arguer que tout ça est très beau mais que le corps, lui, a cessé de grandir depuis longtemps pour vieillir avec persévérance, je voudrais partager ce qui fut le grand bonheur de ma journée : pour la première fois de ma vie, moi qui ne sais pas courir derrière un bus, qui ai le souffle court et le corps paresseux, j’ai couru 40 minutes ! J’en étais incapable à 15 ans, je l’ai fait le jour de mes 52, parce que c’était une envie ancienne à laquelle je n’avais pas donné voix avant de comprendre que l’on peut tout faire du moment qu’on le veut[1]. Est-ce que, définitivement, tout serait dans la tête ?
[1] J’en profite pour tordre le cou à cette croyance trop répandue selon laquelle certains domaines nous seraient interdits, faute d’avoir les prédispositions nécessaires. Nous pouvons tous tout faire, du moment que cela nous fait plaisir (Voir mon article précédent https://www.paulinecharneau.com/quaimezvousfaire/). Une amie, qu’elle en soit remerciée à nouveau, m’envoie ce matin, avec ses vœux d’anniversaire, une citation de Brel : « Le talent, c’est d’avoir l’envie de faire quelque chose ». De quoi avez vous envie ?