Avez-vous déjà regardé comme ça ?
Vous êtes vous déjà arrêtés devant un couple allongé sur la plage pour le regarder de très près ? Scruter leur façon, à l’un et à l’autre, de se regarder ou de regarder la mer, les yeux mi-clos pour parer à la lumière trop vide et se concentrer sur la conversation un peu paresseuse qui s’est installée entre eux ? Et puis se rapprocher encore, observer la qualité de leurs peaux, usées, comme polies par le temps, devenues diaphanes (le couple n’est plus jeune) et laissant transparaître, entre les imperfections de l’épiderme, de grosses veines bleues ? Et se surprendre à inspecter leurs doigts et leurs orteils, la façon dont leurs ongles de pieds sont coupés (comme les nôtres, ils forment parfois de petits angles témoins de notre maladresse à manier le coupe-ongle) ? Et l’étude continue, chaque parcelle de leur corps est détaillée, les plis des coudes, le dos moins ferme, les cheveux qui se font rares, et tout d’un coup cette étude de l’autre si semblable à nous-mêmes et pourtant donné à voir comme une chose étrangère, nous bouleverse, au sens propre du terme. L’ordre des choses est remis en cause par cette réalité magnifiée, on ne sait plus ce qui est important et ce qui ne l’est pas, on s’installe dans l’interrogation.
Continuons un peu et voyons ce visage d’homme offert à notre inspection. Comme tout ce que nous aimons chez l’autre nous semble soudain peu ragoutant ! Ces poils qui percent la peau, ces narines comme des gouffres, ces oreilles comme des habitants des abysses, tout est un peu laid vu comme ça, et pourtant rien n’est mensonge. L’hyper-réalité nous mène à l’irréel, nous parle de l’étrange.
Y aurait-il un petit mensonge tout de même ? Ceux dont je vous parle, et que vous irez peut-être comme moi inspecter, ne sont pas vivants. Ils sont les créatures de Ron Mueck (*), démiurge silencieux et obstiné.
Où ce regard nous mène-t-il ?
Je ne sais pas ce que cet artiste exprime quand il copie la réalité avec un tel acharnement, une telle précision et une telle constance. Je n’ai pas cherché à le comprendre, je n’ai rien lu sur lui, je suis juste allée voir le film proposé dans l’exposition, qui ne fait qu’ajouter de l’étrangeté à l’étrange : on voit ce géant à l’œuvre, par toute saison, jour et nuit, modelant ses créatures (oui, j’ai pensé à Dieu, à Adam) puis les transformant en ces étranges humains, j’allais écrire sans âme, mais c’est faux, ils ont une âme, toute une histoire se lit dans leurs regards, leurs corps.
Ce qu’il m’en restera à moi (et encore une fois cette idée que le « receveur » de l’œuvre d’art peut ressentir quelque chose de très différent de ce que l’artiste avait en tête, et que c’est là qu’une œuvre touche à l’universel), ce qu’il m’en reste donc, c’est que la vie change tout ! Qu’elle transforme la laideur en beauté, la banalité en miracle. Ce baigneur un peu fat, ridicule, est en réalité un homme heureux, que la chaleur et la lumière du soleil inondent de plaisir, et qui est traversé de pensées délicieuses et paisibles.
Un regard pour l’étranger
En lisant mes premières lignes, vous vous êtes sans doute dit que non, vous n’aviez jamais regardé comme ça. En êtes vous sûr ?
Je pense que nous avons regardé ces sculptures comme nous regardons bien des êtres vivants autour de nous : un vendeur, un collègue inconnu croisé dans l’ascenseur, parfois peut-être même nos proches lorsque nous sommes trop enfermés en nous-mêmes : en inspectant la surface et en oubliant que derrière les rides, la montre trop voyante, les cheveux en bataille ou les dents mal plantées, il y a un être humain riche d’émotions, d’énergie et de rêve.
Les créatures géantes ou minuscules de Ron Mueck, en me faisant vivre l’expérience de l’étrange, m’ont ouvert les yeux sur l’étranger. Serait-ce celui auquel notre regard ne prête pas vie ?
(*) Ron Mueck à la Fondation Cartier – Jusqu’au 29 septembre 2013 http://fondation.cartier.com/#/fr/art-contemporain/26/expositions/866/en-ce-moment/862/ron-mueck/
Couple under An Umbrella – Ron Mueck – 2013