J’ai eu des relations très variables avec la photo. Enfant, j’avais reçu un petit « Kodak Instamatic » qui me permettait surtout de jouer à la grande. J’ai du alors photographier plus de ruines romaines en quelques mois qu’ensuite tout le reste de ma vie. Je me rêvais en adulte « cultivé » qui rapportait des photos fascinantes de ses voyages au long cours, même si pour moi le voyage n’était que d’une heure et que je n’avais personne à qui montrer les thermes romains que je venais de découvrir. L’appareil photo avait donc alors à peu près le même rôle que ma poupée Nicole : me permettre de singer les grands.
Puis vint l’adolescence (peu de photos) et le début de l’âge adulte. Là encore, la photo me servit à me faire croire des choses : que la vie était belle, que mes amis étaient formidables et qu’on s’amusait follement. Il suffisait de voir mes murs tapissés de ces clichés plus ou moins esthétiques pour s’en convaincre. Et puis vint le temps des premiers enfants. Pas les miens. Ma sœur aînée d’abord, nous avons fait les choses dans l’ordre.
Là, portraits en rafale du nouveau né, bientôt debout et bientôt suivi d’un autre, puis d’un autre encore. Mes neveux alors habitent chez moi par photos interposées. Ils sont partout, à tel point que le futur père de mes aînés s’inquiète de la place que je suis prête à laisser à mes propres enfants. Qui bien sûr arrivent, bouleversent ma vie et remplissent mes albums. Je me mets même à m’intéresser vraiment à la technique photographique, je m’achète un appareil sophistiqué, je planque pour saisir de beaux moments, j’encadre les résultats les plus probants, je les offre à Noël, et mon petit monde de s’extasier avec plus ou moins de sincérité sur mes talents.
Mais en réalité je n’arrive pas à la cheville de certaines de mes amies qui se livrent à cette activité comme pour prendre le pouvoir sur une vie et des êtres qu’elles ne maîtrisent pas totalement : l’enfant sage et peigné, joli mannequin d’une marque très Hamptons, la plage blonde et déserte, le mari riant aux éclats, la piste de ski immaculée, les parents encore si jeunes, tout cela souvent construction du photographe, mise au point mensongère, cadrage manipulateur, pour un instant réécrire la vérité.
Mais la faute à qui ? Le saboteur rôderait-il par là ? Ces photographes mystificateurs (dont j’ai fait partie) auraient-ils tant de mal à montrer leur vie telle qu’elle est ? L’imperfection ôte-t-elle toute valeur au présent ? Sommes-nous des gens moins bien parce que nos parents sont casaniers, qu’il n’y avait pas de neige sur les pistes ou que nos relations de couple sont un peu tendues ? Notre valeur intrinsèque est-elle fonction de la coupe de cheveux de nos enfants ? Nous savons tous, en notre for intérieur, que ce n’est pas le cas. Et pourtant, puisque l’occasion nous est donnée de mentir, nous le faisons avec délice. Et plus que jamais, au travers des réseaux sociaux qui nous poussent à montrer, non pas notre intimité, mais une sorte d’intimité rêvée, faite de fragments et de fantasmes.
Il n’est pas étonnant qu’à l’âge ou la reconnaissance, le regard d’autrui, l’insertion dans un groupe prennent une place prépondérante, structurante, les très jeunes gens pensent s’attirer l’admiration de leurs pairs en affichant des photos si peu ressemblantes qu’elles perdent toute signification. Tellement peu sûrs d’eux, d’elles, ils cherchent à se faire aimer pour ce qu’ils ne sont pas. Ils écrivent le roman-photo de leur vie à longueur de murs Facebook et de publications Instagram, donnant à croire une histoire héroïque faite de sport, de fêtes, de beauté maquillée et d’amitiés inébranlables. Mais alors, quel destin terrible les attend, englués dans le mensonge de l’apparence falsifiée, forcés de s’y tenir, donc de toujours vivre derrière un écran et de n’en sortir jamais pour exposer leur corps, leur visage, leur épaisseur d’être vivant. Car à force de jouer à ce que l’on n’est pas, la réalité devient inacceptable.
Tordre le cou au saboteur, devenir vraiment humain, peut donc passer par un arrêt de l’image, par une ré-adhésion à soi-même, un dés-enchantement de la vie, car non, elle n’est pas enchantée, elle est dure, mais qu’est-ce qu’elle est belle ! Etre soi-même, pleinement, en aimer la sensation, en goûter l’effet sur autrui, percevoir la nouvelle qualité de l’échange, la chaleur ainsi dégagée, une fois encore comprendre comment notre vulnérabilité est un cadeau fait à l’autre et par lui rendu mille fois, avoir de la tendresse pour ses imperfections et de la bienveillance pour celles des autres, dire quand on s’est trompé mais ne pas s’en sentir mortifié, tout cela dépasse, de très très loin, en intensité, en profondeur, en douceur et en bien-être, quelques « like » jetés à la volée à un nième portrait de notre bonheur d’opérette.
Et j’ajouterai enfin que mes plus belles photos sont celles que je n’ai pas faites. J’ai quelques souvenirs extrêmement précis d’instants si beaux, si pleins, qu’ils m’ont fait regretter de ne pas avoir d’appareil photo sur moi. Il n’y avait pas encore de « smartphones », et je suis heureuse d’avoir appris cette leçon avant leur arrivée : ce que nous imprimons dans notre mémoire, à l’aide de tous nos sens et de nos émotions, y reste bien plus sûrement que ce que nous jetons dans nos capacités de stockage externe que sont nos appareils photos. Sitôt photographié, sitôt oublié, comme si la certitude d’avoir capturé l’image nous dispensait de la garder en nous, parfois même de la laisser nous toucher.
Je vous propose de faire l’expérience de ne pas prendre une seule photo pendant dix jours. Vous verrez comme la vie redeviendra intense, bouleversante, forte.
Et vous n’oublierez pas l’expérience !