On dit qu’il est bon pour les enfants de s’ennuyer un peu. Un temps d’inactivité (aujourd’hui de séparation d’avec leurs écrans), leur permettait de développer leur imaginaire, les rêves qui vont les porter, et les moyens de les réaliser.
Ce qu’on appelle alors ennui est en réalité une plage d’être. Un moment de ressenti, de contact avec soi-même, d’écoute de son intériorité. Un moment dont on ressort plus fort, plus construit. Plus à même d’interagir avec le monde, avec les autres. Pas un moment de vide, de détresse, de perte d’orientation.
Le mot « ennui » me semble alors inapproprié. D’après le dictionnaire, il s’agit d’un moment de « lassitude morale, une impression de vide engendrant la mélancolie ». Le mot provient du latin « inodiare » qui signifie être odieux. Je suppose que c’est le moment qui est odieux, pas la personne qui s’ennuie. Bien que …
Ce sentiment de lassitude, de vide, le connaissez-vous ? Il ne vient pas comme on peut le laisser croire d’un moment d’inaction particulier. Il vient bien souvent de l’action elle-même. Celle qui nous laisse avec un sentiment d’inutilité profonde. C’est le « bore-out », qui pourrait prêter à rire s’il n’était pas une grande souffrance. La société a produit une organisation telle que la vie toute entière peut devenir vide. Nous sommes désormais (depuis quelques millénaires déjà) organisés pour produire, pour assurer le superflu dont nous ne pourrons plus nous passer, pour consommer sans fin ni faim ce superflu et dédier notre existence à sa poursuite. Le tout, potentiellement, dans un grand sentiment d’ennui.
Pensez-vous que nos ancêtres chasseurs-cueilleurs s’ennuyaient ? Sans doute levés avec le jour, ils partaient à la recherche de vivres qui leur assureraient des forces pour la journée, parfois (rarement), pour un peu plus longtemps. Encombrés de rien, dépourvus de meubles et d’objets, sans domicile fixe, ils n’avaient rien a défendre, rien à perdre. Une partie satisfaisante de leur journée pouvait se passer à s’occuper des petits, à bavarder, à rire sans doute, à profiter du plaisir des sens, du parfum des fleurs, de la chaleur du soleil, de la végétation ondoyante sous le vent. Et tout cela avec déjà un cerveau incroyablement développé, car il leur fallait tout comprendre de leur environnement pour s’y adapter, et disposer de bien des capacités motrices que nous avons perdu (il semblerait d’ailleurs que tailler un silex à la mode «acheuléenne » ait permis un développement cérébral impressionnant, bien au-delà des seules zones commandant les mouvements nécessaires.[1] )
Cela n’a pas duré longtemps, assez vite l’homme a trouvé judicieux de domestiquer la nature, d’en accumuler les fruits, pour cela de spécialiser les tâches, puis de défendre ses biens en se sédentarisant autour d’eux. Une sorte d’embryon du fordisme. La condition humaine s’est ainsi dégradée au fur et à mesure, et à proportion, le développement de l’espèce humaine et de sa domination sur l’environnement se sont affimés. Plus de course dans la nature à la recherche de baies savoureuses, mais une journée bien plus longue passée à sarcler un champ, répéter le même geste à la chaîne ou accueillir les mêmes clients plus ou moins hostiles ou indifférents.[2]
Ce constat fait, nous nous accorderons sans doute (presque) tous sur l’idée que le retour en arrière est inimaginable. Et que peu d’entre nous s’imaginent courant moitié nus dans la forêt à la recherche de sa subsistance.
Ce « bore-out », ou tout simplement cet ennui parfois du dimanche après-midi (le matin on se réjouit généralement de ce long moment sans obligation qui s’offre à nous), comment le combattre ?
Une fois passée l’impression que la question à elle-seule recèle des abîmes de détresse, tentons d’y répondre : Que pourrions-nous partager avec ces chasseurs-cueilleurs dont je vous affirme – avec un certain arbitraire je le reconnais – qu’ils ne s’ennuyaient pas ?
Je vous l’ai dit, ils semblent qu’ils aient été extrêmement intelligents, ce qui leur permit, petits bipèdes sans défense, d’assurer avec un succès avéré leur survie, voire leur prolifération. Une intelligence faite de sens de l’observation, de mémoire, de capacité de déduction, et de créativité. Une intelligence apparemment également distribuée, sans notion de spécialisation, les groupes humains étant alors trop petits pour cela. Chacun connaissait les dangers et leurs prémices, mais aussi les bienfaits et les vertus de la nature environnante, et chacun était capable de s’adapter aux modifications des conditions de vie, ce qui permit à ces hommes si peu primitifs d’essaimer sur l’ensemble de la planète et sous tous les climats. Une intelligence « holistique » ai-je envie d’écrire.
C’est à celle-là que l’on a cessé de s’adresser, celle que l’on a cessé de « recruter », quand l’ennui vient. Quand les occupations deviennent monotones et répétitives, même celles qui nous ont paru si désirables, l’ennui surgit. Les tâches professionnelles toujours répétées, qui donnent l’impression que chaque jour est identique au précédent, une routine excessive de l’organisation de la vie, des contraintes sociales qui nous poussent à subir des moments pour nous vides de sens (quoi de plus ennuyeux qu’un dîner ennuyeux ?), des enseignements prétentieux ou fossilisés (à peine croyable comme l’université parvient à ennuyer les étudiants) sont autant d’occasions de mettre notre intelligence en mode automatique et de se noyer dans une sensation d’absurdité et de vacuité parfois vertigineuse.
Multiplier les usages possibles de notre intelligence, partir à la découverte de mondes inconnus de nous (pas nécessairement de mondes physiques), adopter une posture d’ethnologue au cours d’une réunion barbante, se passionner pour l’éclosion d’une fleur, se mettre à la broderie ou au bricolage si l’on est maladroit, au sport si l’on est paresseux, à la cuisine si l’on est peu gourmet, tout ce qui peut réveiller des replis endormis de nos cerveaux, des sens amorphes, des émotions éteintes, tout ce qui peut faire que l’on se servira pleinement de ce dont la nature nous a si généreusement doté, tout cela chassera l’ennui, et fera de nous des « sapiens » dignes de ce nom. Chacun de nous peut créer un monde et y prendre plaisir. Un défi individuel. Un défi pour l’entreprise.
Et des coaches pour vous aider à y parvenir.
[1] Voir sur le sujet l’article de Dietrich Stout dans « Cerveau et Psycho » d’avril 2016.
[2] Voir le livre passionnant de Yuval Noah Harari « Sapiens, une brève histoire de l’humanité ».
Illustation: Jean-Baptiste Greuze – « Ennui »