Arrêtée ce matin au feu rouge d’une rue commerçante, avant l’ouverture des boutiques, alors que je laissais flotter mon regard encore un peu humide des brumes de la nuit, ma rêverie en cours fut soudain traversée d’un éclair de joie, sans que j’en saisisse tout de suite la raison. Alerté par cette sensation fort agréable, mon cerveau conscient reprit la main et m’enjoignit de fixer mon regard, tendre mon oreille et ramasser mes muscles pour identifier la source de ce sourire intérieur.
La découverte fut minuscule, mais ouvrit en moi de grandes espérances : c’était cette jeune femme en train de nettoyer la vitrine d’une boutique de vêtements, dans laquelle semblaient flotter des shorts colorés, qui m’avait mise en joie. J’avais ressenti la même émotion que devant ces tableaux qui savent saisir le minuscule de la vie et en faire un chef d’œuvre. Ce chef d’œuvre involontaire était fait d’un rayon de soleil, de vêtements évoquant l’été, et de la grâce de cette jeune femme, cheveux noués dans un chignon poétique, mouvement un peu las mais néanmoins minutieux, corps délié élégamment habillé de noir, comme pour ne pas entrer en conflit avec ce que la vitrine donnait à voir, le tout plongé dans cette jolie lumière d’un soleil matinal, celui qui donne de l’espoir pour la journée qui commence, et qui aura permis aux âmes parisiennes de conserver une humeur joyeuse quelques heures.
Par un étrange phénomène, je me suis même surprise à me dire que cette jeune femme avait de la chance. Non de posséder ce physique plutôt élégant, mais de vivre ce présent-là. De faire ce qu’elle était en train de faire à ce moment-là. C’est-à-dire laver une vitre. Qu’est-ce qui a bien pu me faire penser, à ce moment-là, que son action était enviable?
Sans doute l’injection de joie que j’avais reçue à l’observer vaguement. Sans doute le plaisir de cette scène simple, quotidienne et pourtant si prometteuse – ces préparatifs d’ouverture me disaient toute la vie qui allait bientôt se déverser dans ce lieu, ces gens si différents les uns des autres qui allaient y entrer, y bavarder, s’y regarder dans un miroir, se plaire ou se déplaire, être charmants ou odieux avec la vendeuse, en ressortir satisfaits ou frustrés, cette boutique devenait le théâtre de la vie, une confirmation de la vie, un appel à la vie -.
J’ai confondu ma sensation et la sienne, puisqu’elle me rendait joyeuse elle devait l’être.
Et puis j’ai pensé à elle. Cette jeune femme qui promenait un peu mollement sa raclette sur sa vitrine. J’ai pensé qu’elle avait peut-être mal au bras, ou trop chaud, ou pas assez dormi. Qu’elle allait ensuite devoir rester debout de longues heures, aussi aimable que possible, et que peut-être il n’y aurait pas tant de clients que ça, et que l’ennui, puis l’inquiétude, pourraient la gagner en cours de journée. Et je me suis demandé si il lui aurait été d’un quelconque soutien de savoir qu’elle avait gravé en moi une image joyeuse. Et je crois que oui. Je l’ai réalisé plus tard bien sûr, et je n’aurais de toute façon pas pu descendre de ma voiture à cet endroit là pour aller lui dire.
Ce que je ne lui ai pas dit, et que je n’avais d’ailleurs pas formulé sur l’instant, mais que je voudrais partager avec vous maintenant, c’est que nous faisons tous partie d’un ensemble bien plus grand que nous, ou que notre cercle familial ou professionnel, bien plus large d’ailleurs que la race humaine, et s’il fallait encore forcer le trait, bien plus large que la planète terre. Mais qu’à sa minuscule échelle, chacun d’entre nous peut émettre une petite lumière, et que la somme de ces lumières rend la vie possible.
Alors la prochaine fois que vous ferez quelque chose de franchement ennuyeux ou fatiguant, sans qu’une gratification de quelque sorte semble pouvoir en naître, dites-vous que vous allumez une lumière, et qu’il y a sûrement une personne que votre geste va aider, réjouir, émouvoir, soulager. De mille et une façons, parfois juste en offrant un spectacle d’espoir et de vie, comme l’a fait cette jeune femme ce matin.
Si vous ne trouvez vraiment aucun sens à votre tâche, qu’il vous semble qu’aucune lueur ne s’en échappe, arrêtez tout de suite ce que vous êtes en train de faire. Ce n’est pas votre Grand Moi qui est aux commandes, et le saboteur ne doit pas être loin. Observez.
Vous trouverez l’issue. Vous trouverez le sens. Ou la nécessité aura disparu, et la tâche avec.
Illustration: Caspar David Friedrich – Femme dans le soleil du matin – 1818