Quelqu’un m’envoie, complétant mon dernier article Une rentrée en beauté :
« Toutes les sortes de beauté n’inspirent pas l’amour ; certaines réjouissent juste la vue, mais ne font pas naître de sentiments ».
Hors contexte et d’un auteur non révélé, cette phrase m’inspire d’abord un « heureusement, ce serait ingérable ». Et sans doute parce qu’il fait finalement beau ce matin et que je viens de retrouver mon Mac que je pensais perdu à jamais, je me sens l’esprit facétieux et je me mets à imaginer une Beauté qui inspirerait systématiquement l’amour. On en mourrait sans doute, tordu de douleur, percé de mille flèches assassines.
Il resterait bien sûr, sécurité bienvenue, le débat sur le beau et le laid.
Je vous disais me pâmer devant Bonnard, mais Picasso le méprisait. Donc quelque chose, quelque part dans notre cerveau, filtre la beauté selon notre expérience individuelle. Ce qui est beau pour moi ne l’est pas pour toi, car je n’ai pas été exposée à la même beauté que toi, ou qu’en tout cas je ne l’ai pas expérimentée de la même façon.
Bonnard me parle de mon enfance, qu’il peigne le nord ou le sud (j’ai été élevée entre les deux), son coup de pinceau vient chatouiller ma mémoire, me fait revivre la béatitude d’un matin de soleil, si calme, si propice au rêve, et qu’il semble que j’aurais pu partager avec lui. Mais j’entends bien qu’il en laissera d’autres indifférents. D’autres qui n’auront pas senti la magie de ces instants-là, ou qui n’en n’auront aucune nostalgie.
La Beauté n’est donc pas universelle.
Mais je suppose que l’auteur de cette citation pensait à la beauté humaine, et l’amour qu’il peut faire naître. Constatons qu’en la matière non plus, l’universalité n’est pas de mise, ce qui permet à chacun (ou presque) d’aimer sans que son aimé(e) ne soit convoité(e) par l’humanité toute entière. A qui n’est-il pas arrivé, alors qu’un ami lui présentait son nouvel amour, de s’interroger sur ce qui avait pu attirer ce pauvre homme auprès de cette si vilaine créature? Bien sûr il est aussi question de beauté intérieure, mais nous ne la voyons pas toujours non plus, n’est-ce pas ?
Ces lapalissades posées, reste l’énigme. Comment la chose vue se transforme-t-elle en beauté à travers notre rétine, puis les méandres de notre cerveau, pour finalement créer en nous une émotion, parfois violente, physique, qui peut mener à la paralysie ou à l’agitation, au désir de conquête, au courage insoupçonné ? Quel invisible mais puissant transformateur envoie cette beauté percuter tout, conscient et inconscient, et créer un séisme silencieux au creux de nos ventres ?
Je crois que chacun d’entre nous, tous sens réunis, crée sa propre beauté. C’est notre histoire, notre tempérament, nos besoins aussi, qui façonnent la réalité pour en extraire une beauté à eux. (Il arrive que quelques-uns de nous, par un hasard statistique, produisent la même). La beauté qui « réjouit la vue » sans « faire naître de sentiments » est donc la reconnaissance d’un créateur à un autre. Reconnaissance d’une technique, d’un soin particulier, d’un goût commun en certains points. Par exemple mes enfants devant un tableau de Raphaël, que j’idolâtre sous leurs yeux étonnés. Eux reconnaissent sa valeur, mais ne l’aiment pas.
Cette beauté-là adoucit les mœurs. Mais celle qui fait « naître les sentiments » donne sa valeur à la vie.