Faut-il s’engueuler pour faire avancer les choses?

Je tombe, au cours de mes lectures sur la toile[1], sur un article suggérant de réhabiliter « l’engueulade » dans le milieu professionnel. L’argument majeur est, je crois, qu’à force de se vouloir civilisé et respectueux, on ne dit plus ce qu’on pense, et que l’efficacité du dialogue s’en ressent. L’article semble sous-entendre que l’autorité ne peut parfois passer que par des coups de gueule. Et pour enfoncer le clou, il nous est affirmé en gros caractères que « la colère libère, … elle permet de se faire entendre ». A l’aire du leadership par la motivation, ça a le mérite de détonner et de m’inspirer, que l’auteur de cet article en soit remercié).
Faire l’éloge de la violence verbale me paraît en soi assez ahurissant. Quiconque en a un jour été victime sait à quel point elle peut être meurtrière. Mais je ne crois pas ici utile d’en faire la démonstration.

En revanche, il me semble indispensable de dire que la colère, et son éventuelle conséquence l’engueulade, bien que difficile à faire disparaître des comportements humains, ne sont RIEN bénéfiques, pour la raison qu’elles sont le fruit d’un stress, et qu’elles expriment donc un raisonnement instinctif, automatique, rigide, pré-programmé, dont on voit mal comment il pourrait être adéquat à la découverte d’une solution constructive dans un monde complexe.
En effet, la colère et son cortège d’agressivité ne sont que l’équivalent social du stress instinctif, animal, dit « de lutte ». La nature l’a prévu pour nous permettre de sauver notre peau face à une menace vitale. oursPar la sécrétion d’adrénaline et de cortisol, le corps se prépare à se battre: le cœur bat plus vite, le sucre afflue dans les muscles, l’énergie se localise dans les membres supérieurs et la face, le sang monte au visage, voilà « l’animal » près à frapper et mordre. Voyez comme certains humains, dans leur colère, ressemblent fort à ce tableau. Et pourtant, reconnaissons que notre vie est rarement menacée en entreprise, sauf cas très exceptionnels auxquels cet article ne me semble pas faire référence.

Ce stress de lutte, que quelques millénaires d’évolution ont transformé en agressivité, semble donc n’avoir plus guère de raison d’être pour l’humanité. Et pourtant, si la dite évolution l’a malgré tout sélectionné et porté jusqu’à nous, il nous faut nous poser la question de son utilité :
En réalité, il semblerait que notre stress « social » soit là pour nous signaler un dysfonctionnement. Pour nous avertir que nous ne nous y prenons pas bien. Que ce n’est pas comme ça que nous allons trouver la solution.

Car la colère ne produit rien, et elle ne libère qu’elle-même. Si chacun fait honnêtement le bilan des choses dites et des décisions prises sous le coup de la colère, qui peut affirmer qu’il en est pleinement satisfait, et qu’il n’a pas plutôt bien souvent regretté ses mots ou ses décisions ? Le stress n’est pas un état mental intelligent. Il est fait pour réagir de façon instinctive à un danger simple et massif. Et donc potentiellement pour impressionner l’adversaire, ce qui semble le but recherché. De l’engeulade. Mais un adversaire impressionné par la violence est un adversaire stressé. Donc inintelligent lui aussi. Deux inintelligents mis ensemble peuvent difficilement produire une solution subtile. Une solution tout court d’ailleurs.

Alors ce signal d’inadéquation de la réponse que semble désormais être le stress, sachons l’entendre, et y réagir. Le mode mental automatique est utile chaque jour pour mener des actions simples et habituelles ou pour sauver sa peau en cas d’urgence : Vous ne regardez pas avec curiosité votre voiture tous les matins quand vous vous asseyez dedans, vous ne vous demandez pas si on ne pourrait pas changer l’ordre des pédales ou la place du clignotant, vos pieds et vos mains sont si bien entraînés que votre conduite est automatique et que vous vous en sortez plutôt bien ainsi. Si maintenant un automobiliste distrait néglige de vous céder la priorité qu’il vous doit, il est parfaitement inutile, voir contre-productif, d’y réfléchir à deux fois avant de freiner, et il n’est pas exclu qu’alors vous échappent quelques mots peu élégants.

Ce mode automatique est caractérisé par son goût de la routine, sa rigidité emprunte de certitudes, sa persévérance aveugle, son exigence de résultats immédiats et sa simplification. S’il a produit les bons effets dans les situations routinières ou en situation d’urgence vitale, il y a en revanche peu de chance qu’il vous permette de régler la problématique relationnelle qui a fait naître votre colère au bureau. Il n’est pas le bon mode à ce moment-là. Trop rigide, trop simple, trop emprunt de certitudes.
Ce que le stress vous dit alors, c’est qu’il faut basculer dans un mode adaptatif, qui sera, lui, fait de curiosité, de souplesse, de capacité d’adaptation, de sens de la nuance, de rationalité. Et c’est ce mode-là qui vous permettra de sortir de la situation qui vous a mis en colère.

C’est ce mode-là, que nous devons à notre merveilleux cortex pré-frontal (entre autres, rien ne travaille en solitaire dans le cerveau) qui nous permet de trouver des solutions créatives, originales, puissantes, en dehors de la violence et de l’agressivité. Qui nous permet d’être vraiment humains.

Alors, plutôt que de réhabiliter l’engueulade (qui à mon avis n’a guère besoin de soutien pour assurer sa vitalité), il me semble qu’il serait temps d’apprendre aux gens comment fonctionne leur cerveau. Et je ne peux m’empêcher encore une fois de rappeler les mots d’Henri Laborit dans Mon oncle d’Amérique :

« Tant que l’on n’aura pas diffusé très largement à travers les hommes de cette planète la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon dont ils l’utilisent … il y a peu de chance qu’il y ait quelque chose qui change ».

 

C’était en 1980. Il semblerait qu’on en soit encore à l’apologie de l’engueulade. Il reste du boulot …[2]

 

 

 

 

[1] http://blog.seeqle.com/emploi-recrutement/travail-style-de-management-bureau/

 

[2] Sans compter que nous ne parlons-là que de relations professionnelles, dans un environnement malgré tout – relativement – sûr. Mais si chacun ne se sent pas la responsabilité de décourager ces mouvements instinctifs de violence, comment pourrons-nous jamais espérer vivre dans un monde en paix ? La violence n’est ni une question de forme ni une question de dosage, mais une question de posture. Sous tous ses profils, elle est l’ennemi de l’intelligence et de la paix.

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