J’ai lu récemment qu’il était écrit sur les murs (réels) des bureaux de Facebook « Better done than perfect ». Comme une contradiction entre l’action et la perfection. Comme si la deuxième rendait impossible la première. C’est un appel au passage à l’acte, à la prise de risque.
Si je tente une traduction, cela donne quelque chose comme « fait plutôt que parfait ». Et cela me fais comprendre le lien entre les deux. Parfait, c’est « plus que fait » en quelque sorte. C’est une exigence du faire. Pas de contradiction, mais un cran au-dessus.
Et pourtant je saisis parfaitement l’idée sous-jacente de la version anglaise, qui voudrait que la recherche de la perfection soit la voie royale de l’immobilisme.
Deux perfections
De quelle perfection parle-t-on ? Celle d’une sonate de Mozart, d’un tableau de Raphaël, d’une phrase de Proust ? Ceux-là n’ont pas reculé, et ils ont même beaucoup « fait ».
Mais il existe une autre perfection, beaucoup moins généreuse, qui ne donne rien au monde, et qui n’a de raison d’être que de parer à la critique, voire de glaner les compliments. Une perfection un peu stérile, petite bourgeoise, qui s’enorgueillit d’elle-même et méprise le reste du monde. C’est celle de la femme tirée à quatre épingles, à la coiffure impeccable, aux ongles parfaitement manucurés, qui ne se meut qu’avec précaution, de peur de froisser sa robe ou déranger ses cheveux. La perfection d’un intérieur trop bien rangé, presque déserté par la vie qu’y auraient mis quelques livres ou vêtements chers aux occupants des lieux. La perfection aussi d’un dîner si joli, aux assiettes dressées avec minutie, mais que le corset des convenances rend insipide. La perfection encore d’un document tiré au cordeau, au plan limpide et à l’écriture recherchée, mais un peu lénifiant et finalement sans grand impact.
Cette perfection-là donc garde tout pour elle. Le compliment poli est sa raison d’être, la domination aussi parfois. Elle est une sorte de leçon donnée aux autres, avec un peu de suffisance.
Donc deux perfections. Une généreuse, celle du génie offrant au monde la joie, et l’autre égoïste, qui au contraire prend au monde pour nourrir son égo (et je me rends compte que la deuxième est incomplète, donc … imparfaite. La véritable perfection ne vient sans doute que du génie. Mais considérons l’autre aussi, nous sommes plus nombreux à être concernés).
Egalement menaçantes
Les deux ont l’effet terriblement pervers de pétrifier les moins sûrs d’eux, dominés par leur saboteur. En effet, pensant ne pas pouvoir atteindre la perfection, ils préfèrent s’abstenir complètement, se privant ainsi du bonheur de faire, qui suffit souvent à une vie épanouie. Car bien que n’étant ni Raphaël ni Proust, nombreux sont qui peuvent néanmoins trouver un bonheur immense à peindre ou écrire, le chemin de l’épanouissement ne croisant pas nécessairement celui de la réussite éclatante (je retrouve ici l’idée développée dans un article précédent https://www.paulinecharneau.com/2013/11/20/la-dame-au-chevalet/).
L’imperfection créatrice
Mais bien sûr, si vous avez été élevé comme moi, vous gardez au fond de vous un degré d’exigence auquel vous trouvez une sorte de panache. J’ai récemment passé un examen écrit à l’issue d’un cursus dans une école anglo-saxonne. Il nous était dit de ne pas accorder d’importance à l’orthographe ou à la grammaire, que cela n’interviendrait pas dans la notation finale. Mon fond perfectionniste s’est soulevé d’indignation, le massacre d’une langue étant pour lui une manifestation flagrante d’un manque de rigueur et d’exigence, avec pour conséquence beaucoup d’approximations, voire de contresens.
Une autre partie de moi a volontiers accepté l’idée que certaines personnes qui avaient suivi cet enseignement avaient eu le courage de le faire dans une langue qui n’était pas la leur (alors que j’avais quant à moi soigneusement procrastiné jusqu’à ce que le programme soit offert en français, alors même que mes compétences en anglais m’auraient permis de le suivre dans cette langue), qu’ils avaient comme moi investi du temps et de l’argent dans cette aventure, mais avaient du consentir un effort supplémentaire admirable, et qu’il serait parfaitement injuste qu’ils soient pénalisés pour une faute d’accord qui n’aurait de toute façon AUCUN impact sur leurs qualités de coachs.
Je me suis même laissée aller à soigner un peu moins mon expression que d’habitude, juste pour voir, avec une espèce de griserie de la chose défendue, un peu immorale.
Et bien la conséquence a été … une plus grande rapidité. J’ai gagné une heure, que j’ai pu consacrer à d’autres choses plus enrichissantes, et je crois vraiment que cela n’a rien changé à la compréhension de mes réponses par l’examinateur.
C’était fait, pas parfaitement, mais si l’imperfection avait été exclue, certains de mes camarades n’auraient pas pu bénéficier de cette formation pourtant très enrichissante, et moi j’y aurais gâché un temps précieux. En ce sens, cette autorisation de l’imperfection a été créatrice d’opportunités. A l’inverse, le sacrifice de la perfection n’a rien retiré à l’ensemble.
La perfection, une créature du saboteur
Si je vous parle de cela aujourd’hui, c’est pour dire à tous ceux qui sont aux prises avec leur saboteur (voir dans cette rubrique https://www.paulinecharneau.com/2013/05/29/quand-la-peur-devient-notre-alliee/) que la recherche de perfection est une de ses armes préférées. « Il faut que ce soit parfait » va-t-il vous murmurer dès que vous envisagerez d’entreprendre quelque chose, avec d’immenses chances de vous éloigner ainsi durablement du projet.
Alors interrogez-vous sur l’importance réelle de la perfection pour vous. Quelle place prend-elle dans votre vie ? Quelle signification a-t-elle ? Quelle satisfaction vous apporte-t-elle, quel désagrément voyez-vous à son absence ? Expérimentez en zone de confiance : soyez imparfait là où vous savez être parfait, et observez. Puis progressez vers des zones moins sûres, où l’imperfection s’impose à vous. Que se passe-t-il ? Sauf à avoir une valeur perfection forte (pour comprendre ce que j’appelle valeur, voyez https://www.paulinecharneau.com/2013/01/09/valeur-ciel-bleu/) vous découvrirez probablement que vous étiez capable de beaucoup plus de choses que vous ne le pensiez, et que votre imperfection ne s’est pas mise en travers de votre épanouissement, bien au contraire. Il est bien possible que vous ayez déchiré des voiles, découvert des horizons, mis en marche de nouveaux désirs et de nouvelles joies.
On est toujours l’imparfait de quelqu’un
Et pour achever, je l’espère, de vous convaincre, je vous confie encore une anecdote. Elle témoigne que l’on est en réalité toujours l’imparfait de quelqu’un, et que cette quête de perfection est vaine, sauf peut-être pour un génie par siècle :
Si je me suis autorisée une rédaction approximative dans la situation évoquée plus haut, il m’arrive aussi d’aspirer à une sorte de perfection, pour la beauté de la chose et pour ce qu’elle pourrait avoir de convaincant. C’est ainsi que j’ai récemment livré un texte qui me paraissait d’assez bonne facture, et qu’il m’est revenu amicalement corrigé par une plume plus acérée que la mienne. Ces annotations, au demeurant généreuses dans leur intention, m’ont fait un instant douter du bien fondé de mes activités d’auteur.
Je me suis échappée de ce piège en me souvenant de mes motivations à écrire, à tout le moins à écrire ces choses-là, qui ne sont pas celles d’offrir une grande œuvre littéraire au monde, mais de participer à sa compréhension et à sa connaissance. La crainte de l’imperfection a disparu en changeant de perspective.
Et tant pis si j’utilise trop de virgules et si mes phrases sont trop longues. Votre assiduité à me lire suffit à me conforter dans mon imperfection !